Version française de l’article paru en espagnol dans la revue Romanico, n° 21, décembre 2015, p. 70-75
La basilique Saint-Sernin est le monument majeur de Toulouse. Reconstruite sous sa forme romane aux XIe et XIIe siècles, sur une basilique et une nécropole de la fin de l’Antiquité, elle s’élevait jusqu’à la fin du XVIIIe siècle au milieu d’autres bâtiments d’une grande valeur artistique, arasés au XIXe siècle. Au nord de l’église se développait l’un des plus grands cloîtres romans orné de sculptures d’Europe, avec sa salle capitulaire. Ils renfermaient une partie de la mémoire médiévale de la ville, avec de multiples tombeaux et épitaphes. Les marbres de la Tolosa antique et paléochrétienne y avaient été abondamment réutilisés.
Les autres édifices de l’abbaye et le palais abbatial se répartissaient autour de ce cloître. Nous les connaissons peu : une lacune pour l’histoire et l’art de Saint-Sernin, dont on sait qu’il atteignit des niveaux éminents. On aimerait, par exemple, en savoir plus sur la communauté de clercs qui, sans doute dès la fin de l’Antiquité, veilla sur le tombeau du premier évêque de Tolosa, Saturninus (dont le nom s’est mué en Sernin lors de la traduction du latin en la langue d’oc, puis de celle-ci en français), martyrisé en 250. Attestée à l’époque carolingienne, elle se fixa comme canoniale après un bref rattachement au XIe siècle au monachisme clunisien.
Saint-Sernin disposait de plusieurs sacristies d’intérêt patrimonial, au nord et à l’est, notamment celle des Corps Saints. Plusieurs cimetières existaient à l’est et au sud. Leur organisation en campo santo, avec des sarcophages sous enfeus, sculptures et inscriptions, rappelait les grands personnages inhumés là, sous la protection de Saturnin, dont plusieurs comtes de Toulouse.
Au sud et à l’ouest s’élevaient des hôpitaux : le Petit Saint-Jacques, mal connu, et Saint-Raymond, dont ne subsiste aujourd’hui qu’un bâtiment (actuel musée des Antiques). Saint-Raymond avait connu depuis le XIIe siècle une évolution monumentale du plus haut intérêt. Il comprenait une chapelle, stupidement détruite en 1852-1853 avec un bâtiment voûté adjacent. Elle abritait un magnifique retable baroque et le tombeau du fondateur de l’hôpital, Raimond Gairard, promu saint après sa mort en raison de son action miséricordieuse.
Façades et portails de la basilique ont subi des altérations au cours des siècles. Au XVIIIe siècle, le projet avorté d’une façade classique à l’ouest entraîna l’arrachement des plaques sculptées romanes qui revêtaient, comme à Compostelle, le double portail dédié à Saturnin.Les restaurations des architectes des Monuments Historiques(Viollet-le-Duc dans la seconde moitié du XIXe siècle, S. Stym-Popper et Y. Boiret dans la seconde moitié du XXe), modifièrent l’intérieur et l’extérieur de la basilique, générant un important fonds lapidaire et d’œuvres d’art.On attend toujours un musée de l’œuvre suffisamment vaste pour les présenter au public.
Combien d’édifices existent encore en France, dans la péninsule Ibérique et au-delà, qui gardent le souvenir et des images du saint martyr Saturnin ? Et que dire du patrimoine immatériel et spirituel attaché au monument qui préserve toujours son tombeau ? Il est une référence incontournable pour les historiens, une présence d’une grande signification pour les chrétiens et tous ceux qui viennent chercher à Saint-Sernin une atmosphère propice à la prière et à la méditation.
Saint-Sernin, c’est tout cela et plus encore, pour peu que notre XXIe siècle sache l’interroger et mobiliser les talents pour accentuer son rayonnement. Ce qui se joue maintenant, n’est-ce point l’utilité sociale pour notre temps d’un monument capital ? Son classement, en 1998, dans le cadre plus général des chemins de Compostelle, au Patrimoine mondial de l’UNESCO, a déjà marqué son rang. Cela suffit-il ? La comparaison avec d’autres biens cultuels et culturels semblables en Europe démontre chaque jour davantage les carences de ce lieu, sollicité par le tourisme -qui ne cesse de croître sur l’ensemble de la planète- et signal urbain de toute première importance pour Toulouse et la région de presque six millions d’habitants dont elle est la capitale.
Ces questions n’ont pas échappé à l’actuel maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc, qui, dès le début de son mandat (2014), a manifesté sa volonté de mettre en valeur Saint-Sernin par un réaménagement des places qui l’entourent. Ces dernières résultent plutôt des démolitions des XIXe et XXe siècles que d’un plan d’urbanisme cohérent. Dans leurs actuelles configurations et utilisations, elles sont incompatibles avec les diverses fonctions espérées en ces lieux. Après avoir été envahies par un stationnement anarchique, qui s’est un peu résorbé, mais demeure visuellement insupportable à proximité d’un tel monument, ces places restent peu structurées. Tristement asphaltées, sur des superficies excessives, elles sont surchargées tous les dimanches matin par un « marché aux puces » chaotique. Ce dernier bloque ou freine les déplacements des riverains, fidèles, touristes et services de secours. Le reste du temps, surtout les nuits et jours fériés, ces places sont monotones, peu attrayantes, sans végétation, eau ni toilettes, peu commerçantes. On peut parfois même parler d’un désert humain et il n’est pas rare d’y avoir peur, voire de s’y faire agresser la nuit, tant l’éclairage public est défaillant.
Est-ce que, pour autant, une seule requalification de ces espaces en matière de sol et de mobilier urbain suffira à leur redonner vie et utilité sociale ? La diffusion en 2015 d’une image de synthèse élaborée par l’atelier d’urbanisme barcelonais de Joan Busquets, sollicité par la mairie de Toulouse pour envisager le réaménagement des abords de Saint-Sernin, a troublé plus d’un Toulousain. Certes, quelque temps après les premières réactions, il a été affirmé que cette image n’était qu’indicative, que le projet n’était pas arrêté et qu’il tiendrait compte d’une concertation avec toutes les personnes et groupements intéressés. La Société archéologique du Midi de la France a voté le 17 mars 2015 une motion adressée au maire et créé une commission spéciale en son sein. Se sont également mobilisés l’association des habitants du quartier et le Collectif « Sauvegarde de la place Saint-Sernin ». Ce dernier, au départ un groupe très motivé de bénévoles accueillant les visiteurs à la basilique Saint-Sernin, a lancé une pétition intitulée « Pour la valorisation de la place Saint-Sernin de Toulouse et la sauvegarde de son site archéologique bimillénaire ». Elle a recueilli 3000 signatures et de judicieux commentaires qui montrent l’attente citoyenne pour un site de cette envergure.
À en croire le projet esquissé par la Ville et Joan Busquets, les places n’en seraient pas vraiment transformées, ni dans leurs usages ni dans leurs configurations, les choses restant à peu près en l’état, encore plus minéralisées, sans la moindre fontaine. Un curieux carré y est censé évoquer le cloître disparu, et planent des interrogations sur la suppression des grilles qui protègent la basilique.Y augmente la sensation de vide, déjà si prégnante, autour du monument que Toulouse devrait au contraire accompagner de services et d’un environnement favorisant la vie.
Les échanges de vues de 2015 montrent que beaucoup de Toulousains et de visiteurs souhaitent autre chose : un lieu d’agrément et de détente, pas des places vides et uniformément pavées pour servir un marché qui n’a lieu qu’une demi-journée par semaine, un accueil pour le patrimoine, à commencer par la basilique et le musée Saint-Raymond, mais aussi l’Hôtel Dubarry qu’il faut enfin ouvrir au public, sans oublier les vestiges archéologiques à mettre en valeur et les monuments disparus à évoquer. Ils veulent également le règlement rationnel et durable des problèmes qui se posent : une galerie technique souterraine pour faire passer tous les réseaux, la collecte des ordures sans que la beauté de Saint-Sernin et l’odorat n’en souffrent, la réalisation d’une batterie de toilettes que Toulouse se doit de mettre à la disposition du million de passants et visiteurs que le site recevra au XXIe siècle, les bancs et fontaines nécessaires pour la même raison, des espaces verts dignes de ce nom ouverts à tous, un éclairage qui permette de jouir la nuit de l’ensemble monumental et paysager, et pour ne plus avoir peur de traverser, comme aujourd’hui, des lieux trop hostiles.
Sachant l’importance du monument et du site archéologique au milieu duquel il est, on imagine mal ces travaux sans que le bouleversement indispensable des sols ne s’accompagne de véritables recherches archéologiques. Il y a tant à en espérer, ne serait-ce qu’à l’emplacement du cloître, où de rapides sondages réalisés pendant l’été 2015 ont révélé deux magnifiques chapiteaux sculptés. Et pourquoi ne pas construire au nord, après ces fouilles, en mettant en évidence les vestiges retrouvés, le grand musée de l’œuvre que Saint-Sernin attend depuis 1988 ? Face à la basilique, avec laquelle il communiquerait par l’aire du cloître qui retrouverait passages et jardin, renouant ainsi avec d’anciens usages, il serait le pôle d’accueil et d’information en plusieurs langues que requiert aujourd’hui Saint-Sernin. Rêvons aussi des concerts qui, l’été, animeraient cette enceinte claustrale, au pied de la basilique et de son clocher illuminés, ou l’auditorium polyvalent à programmer avec le musée. Que de vie ajoutée pour que renaisse tout un quartier ancien de Toulouse !
Partout les vestiges affleurent : il est impossible que des travaux de pavage sur un épais radier de graviers et de béton, comme le déterrage et la réfection des anciens réseaux, ne portent pas atteinte à un tel site archéologique. Celui-ci n’est pas un obstacle, mais un atout pour cet aménagement. Enfin, en poussant l’ambition jusqu’au bout, pourquoi ne pas penser dans le même élan l’extension souterraine du musée des Antiques sous la place Saint-Raymond, dont le sous-sol promet des découvertes archéologiques essentielles pour la connaissance de l’ancien hôpital et de la basilique ?
La rénovation des abords de Saint-Sernin ne saurait donc, de l’avis de la Société archéologique du Midi de la France, qui a longuement pensé et imaginé un projet détaillé, de celui du Collectif évoqué plus haut, de celui de l’association du quartier, faire l’économie des enseignements de l’histoire qui les concerne, pour mieux les adapter aux temps présents et à l’intérêt public. Ce dernier n’étant plus uniquement celui des Toulousains dans une ville qui souhaite être intégrée au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Le projet auquel travaille Joan Busquets, même si sa réalisation ne voit le jour que par étapes, doit avoir une ambition planétaire et ne négliger aucun des aspects de ce patrimoine universel. Là est tout le secret d’un aménagement original, propre à Toulouse, réussi, donc digne d’admiration comme facteur de développement culturel et touristique.
Daniel Cazes
Conservateur honoraire du patrimoine
Président de la Société archéologique du Midi de la France